La région amazonienne est, l’une des premières au monde, et peut-être la première, en termes de biodiversité.
Quantifier la biodiversité et essayer d’approcher de plus près ce que cela signifie est plus difficile qu’il n’y paraît. Tout d’abord, malgré toute l’attention scientifique portée à la région, la connaissance de l’Amazonie est encore très partielle. Tel les icebergs dont la plus grande partie se trouve sous l’eau, il est probable que la biodiversité amazonienne ne soit connue que superficiellement. Si les espèces de mammifères ou les principales espèces d’oiseaux, plus faciles à repérer, sont plutôt bien connues, ce n’est pas le cas pour les amphibiens ou les reptiles, bien moins encore pour les insectes, sans parler des millions de micro-organismes qui jouent sans doute un rôle fondamental dans le fonctionnement de l’écosystème amazonien et qui sont pour la plupart inconnus.
Par ailleurs, des travaux récents ont mis en lumière l’influence des zones de collecte sur les données connues . Pour des raisons d’accessibilité ou de financement, de très nombreuses études ont abordé les mêmes zones. Cela ne retire en rien leur intérêt, mais peut introduire deux distorsions. La première est d’exagérer leur représentativité au détriment d’autres zones, et de plaquer les connaissances acquises localement sur d’immenses régions dont la composition peut largement différer. La seconde est que, comme les zones étudiées sont souvent situées dans des régions connues et parcourues, l’influence humaine sur leur configuration et leur composition, au niveau de la faune comme de la flore, peut être importante. Elles ne sont donc pas nécessairement représentatives de toutes les autres régions moins impactées. Ces questions expliquent tout l’intérêt d’expéditions de collecte dans des régions isolées, comme l’expédition Mitaraka montée en 2015 en Guyane française par l’ONG Pro-Natura et le Museum d’histoire naturelle, ou les expéditions montées par le WWF dans la région du Jari de 2002 à 2005.
Le nombre des espèces de plantes inventoriées aujourd’hui est un peu supérieur à 14 000.
C’est sur les arbres que l’on dispose aujourd’hui des meilleures estimations. Une méta-étude dirigée par Hans ter Steege (2013) a systématisé les observations réalisées dans 1 170 parcelles réparties (de manière irrégulière) dans toute l’Amazonie, dans lesquelles ont été identifiées près de 5 000 espèces appartenant à 810 genres et 131 familles. Deux conclusions principales, en partie contradictoires, ont été tirées de ce recensement. La première est une confirmation de la biodiversité de l’Amazonie, puisqu’une estimation mathématique des espèces encore inconnues devant se trouver dans les régions non représentées amène les auteurs à estimer à près de 16 000 le nombre d’espèces d’arbres en Amazonie. Cela étant, l’application d’une méthode similaire sur l’ensemble des forêts tropicales donnerait un nombre total d’espèces estimé entre 40 et 53 000, avec une diversité plus important dans la zone Indo-Pacifique qu’en Amazonie (mais sur une palette de milieux bien plus diversifiée il est vrai). La seconde conclusion est que malgré cette considérable diversité, 227 espèces sont « hyperdominantes », représentant à elles seules la moitié des 390 milliards d’arbres qui couvriraient l’Amazonie. Ces espèces les plus communes varient d’une région à une autre, mais leur domination reste constante.
Un autre aspect de l’hyperdominance est que les « fonctions forestières » sont monopolisées par un faible nombre d’individus : 1 % des arbres recèlent ainsi 50 % du carbone forestier et représentent la majeure partie de la productivité végétale (Fauset et al., 2015). À l’opposé, plus d’un tiers des 16 000 espèces estimées est représenté par moins de 1 000 individus et peuvent être considérées comme en danger.Ces données confirment que la diversité à tous les niveaux constitue la plus marquante des spécificités amazoniennes.
Malgré la domination des espèces les plus répandues, chaque hectare de forêt a une personnalité propre, marquée par la présence de nombreux endémismes tant au niveau de la flore qu’à celui de la microfaune ou des insectes. Il y a là une infinité d’adaptations et de relations réciproques entre la flore et les insectes qui sont mal connues et irrémédiablement perdues lorsque la déforestation supprime ces bibliothèques du vivant. De plus en plus, les études attirent aussi l’attention sur l’impact de la simple « dégradation », c’est-à-dire des perturbations d’origine anthropique qui ne mènent pas à la transformation totale des parcelles mais les affectent tout de même, comme le prélèvement des bois nobles ou l’entrée en forêt des feux utilisés sur les parcelles agricoles adjacentes. Pour Barlow et al. (2016), celle-ci pourrait diminuer de moitié la valeur des parcelles en termes de biodiversité, et son impact sur la faune est encore plus important, entraînant la création de « forêts muettes ».
La diversité végétale est toutefois peut-être plus résistante qu’on ne le pense.
L’étude de parcelles perturbées ou laissées à la régénération naturelle montre ainsi qu’elles n’en sont pas homogénéisées mais au contraire que leur composition diverge rapidement (Solar et al., 2015). L’un des dangers principaux repose sans doute dans la fragmentation des milieux, de tout petits morceaux pouvant se révéler bouillonnants de diversité mais très vulnérables au contexte.
Cette richesse inhérente représente aussi une vulnérabilité dans un monde capitaliste. L’Amazonie est trop complexe et se prête très mal à une exploitation économique « rationnelle » (selon les paramètres occidentaux), qui a besoin d’uniformité pour être rentable. Le potentiel de connaissance et la réserve de substances éventuellement exploitable ne peuvent être valorisés qu’à long ou très long terme, ce alors que les populations locales et les investisseurs veulent disposer de retours rapides pour leurs efforts ou capitaux. Pourtant le potentiel est immense. Des chercheurs ont récemment montré qu’un micro-organisme amazonien synthétisait davantage la β-glucosidase, une enzyme nécessaire pour la transformation de cellulose des organismes végétaux en sucres susceptibles de produire de l’énergie, que n’importe quelle autre solution connue, ouvrant des perspectives pour la production de carburants bio de 2e génération.
On mesure tout ce qui se perd chaque fois qu’un hectare de forêt et sa diversité unique disparaissent… En contrepartie, la biodiversité entretient au Brésil une certaine méfiance, qui tourne parfois à la paranoïa, sur la question de la « biopiraterie ». Autorités et citoyens sont persuadés que les scientifiques étrangers cherchent dans leur forêt de nouveaux principes actifs qui, une fois découverts, leur assureront la richesse alors que la région n’en bénéficiera pas. De la quinine aux tentatives pour breveter le nom du cupuaçu (Theobroma grandiflorum) au Japon en passant par le « vol » des semences d’hévéa au début du XXe siècle, les exemples ne manquent pas pour justifier ces craintes. Durant longtemps la situation réglementaire en a été le reflet, avec un effet paradoxal : alors que les vrais pirates ne demandent aucune autorisation, les scientifiques bien intentionnés et les entreprises de pointe se détournaient du Brésil devenu trop procédurier et parfois injustement accusateur. En 2014 une nouvelle loi sur l’accès aux ressources génétiques a légèrement détendu la situation en laissant une plus grande marge de manœuvre aux entreprises du moment qu’elles s’enregistrent dans un répertoire national.
Source : L’Amazonie. Histoire, géographie, environnement de François-Michel LE TOURNEAU